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Lucie, 41 ans (GE)

Lorsque j’étais jeune adulte, j’ai vécu des violences à plusieurs reprises. La première fois, j’avais vingt-et-un ans. Un soir, je suis allée jouer au billard avec un collègue qui avait le même âge que moi. Passablement enivrée, je n’étais plus en état de résister quand les choses ont commencé à déraper. En temps normal, j’aurais peut-être dit oui, car il me plaisait bien, mais pas là, pas comme ça, pas dans cet état. Je ne voulais pas et je le lui ai fait comprendre. Malheureusement, il était ivre lui aussi et n’a rien voulu entendre. Je pleurais en silence, dans le noir, pendant qu’il continuait comme si de rien n’était. Finalement, l’alcool l’a empêché d’«aller jusqu’au bout» et nous nous sommes endormis.

Quelques semaines plus tard, j’avais du retard dans mes règles. J’ai fait un test de grossesse qui s’est avéré positif. Mon monde s’est écroulé. Je lui ai téléphoné pour le lui dire et, avec ma meilleure amie de l’époque, il m’a accompagnée chez la gynécologue. Il ne voulait pas croire que j’étais enceinte de lui, mais la médecin lui a expliqué que c’était possible dès les premières secondes. Je me souviens de cette consultation et de ce qui s’y est dit, mais pas de ce que je ressentais, tellement j’étais sous le choc. Je ne l’ai plus jamais revu.

À l’époque, pour avoir l’autorisation d’avorter, j’ai dû aller consulter un médecin qui figurait sur une liste que l’on m’avait remise à l’hôpital et lui expliquer en quoi j’étais en danger physiquement, psychologiquement ou socialement. Ce médecin m’a alors donné la permission d’avorter. Je n’ai dit à personne qu’il s’agissait d’une relation non consentie. J’avais trop honte et de toute manière, je m’apprêtais à tuer mon enfant, alors le reste, ce n’était pas ce qui me choquait le plus.

À l’hôpital, quand j’ai demandé à l’infirmière comment ça allait se passer, si j’allais «voir mon bébé sortir», elle m’a répondu: «Ben oui, fallait y réfléchir avant!» Avec le recul, j’ai réalisé que là aussi, c’était de la violence et que ce n’était pas normal. Sur le moment, j’étais comme anesthésiée. Je ne ressentais plus rien, c’était «trop». Le soir, une fois sortie de l’hôpital, je lui ai téléphoné pour lui dire que «c’était fait». Il m’a répondu froidement qu’il était au restaurant et que je le dérangeais. C’est le dernier contact que l’on a eu.

Les mois qui ont suivi, je me suis fait beaucoup de mal. Je voulais mourir pour ne plus rien ressentir. Mais je n’avais pas le courage de passer à l’acte, alors je me détruisais par d’autres moyens, à petit feu. Ça me faisait du bien en même temps, parce que je me punissais pour ce que j’avais fait. J’avais tué mon enfant et cette pensée m’était insupportable.

Pendant des années, j’ai préféré me considérer comme coupable de m’être retrouvée dans cette situation, car c’était plus facile de me punir moi que de courir après quelqu’un qui s’était volatilisé dans la nature. J’aurais pu porter plainte, mais j’avais trop honte de ce qui s’était passé et peur que l’on me dise que c’était de ma faute parce que j’avais bu de l’alcool.

Mes relations avec les hommes, durant les années qui ont suivi, n’ont pas toujours été saines. J’étais en profonde dépression pendant deux ans et demi (sous traitement antidépresseur) à cause de ce qui s’était passé et tout sauf bienveillante envers moi-même. Plusieurs fois, j’ai voulu mourir.

Quatre ans plus tard, j’ai rencontré un homme avec qui j’ai entamé une belle histoire. Mais un soir, il m’a frappée violemment, dans un accès de colère. Il avait bu. J’ai appelé la Police, puis je me suis ravisée. Quelques minutes plus tard, nous avons entendu la sirène d’une voiture, mais elle est repartie. Je pense que des agents sont quand même venus « pour lui faire peur». Le lendemain, je suis rentrée à Genève et allée voir la Police, «à froid». On m’a proposé d’aller à l’hôpital pour faire constater mes blessures, ce que j’ai fait. J’avais quelques hématomes sur le visage et aux poignets. Puis je suis allée voir la LAVI, une fois, sans donner mon nom.

Finalement, je n’ai pas voulu porter plainte. J’avais trop peur de me lancer dans une procédure inconnue et vu que je ne l’avais pas fait la première fois, quatre ans plus tôt, je trouvais que ça n’avait pas de sens de le faire maintenant, pour quelque chose de moins grave. Puisque j’avais refusé de donner son nom à la Police, il ne s’est rien passé pour lui après cela. Je l’ai recroisé une seule fois, quelques mois plus tard, et il a été gentil avec moi. Je suis donc restée là-dessus.

Aujourd’hui, je me suis pardonnée d’avoir vécu ces violences et j’ai appris à être bienveillante envers moi-même. Je suis consciente que j’ai été violée, mais avoir avorté représente un traumatisme bien plus grand. Je ne sais pas si je regrette de ne pas avoir porté plainte. Je pense que je n’étais pas en état. J’avais surtout envie de vivre mon deuil seule, sans devoir le raconter.

Entre ce que j’ai vécu et les confidences d’amies proches, je constate que bien trop d’hommes se fichent du consentement. J’ai même l’impression que certains sont excités de voir qu’on leur résiste, comme si c’était un jeu de notre part. Ou qu’à partir du moment où on a franchi un certain nombre d’étapes (passer une soirée ensemble ou s’embrasser, par exemple), c’est acquis, que «ça» fait partie du lot.

Heureusement, les choses commencent gentiment à bouger. J’espère que plus jamais une femme n’acceptera l’inacceptable.

Décembre 2021

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